La Venise d’Oscar Duboÿ, journaliste Design et Architecture
A Venise, même le kiosque à journaux a des allures d’église byzantine et la beauté de l’architecture irradie à chaque coin de rue. J’avais donc très envie de rencontrer Oscar Duboÿ, vénitien d’origine et spécialiste de design, afin qu’il me dévoile sa vision de la ville. Nous avons joué au chat et à la souris pendant quelques semaines. Un jour à Turin, le lendemain à Milan, il était en plein marathon de textes à rendre pour le numéro spécial Italie du Magazine AD. Finalement, nous avons pris le temps de déguster ensemble un plat de spaghetti alle vongole au restaurant Il Barone à Paris. Voici un concentré de nos échanges, bonne lecture!
Ciao Oscar ! Peux-tu nous raconter ton parcours ?
J’ai grandi à Venise jusqu’à mes 12 ans. Ma mère est originaire de la région de Trévise et vit à Venise depuis son enfance. Après des études à la Sorbonne Nouvelle et un Master sur le design dans le cinéma, j’ai effectué deux stages chez Condé Nast avant d’y être embauché comme assistant, puis j’ai fini par me lancer en free-lance. Ayant baigné dans le milieu de l’architecture depuis l’enfance, ma collaboration avec le magazine AD est arrivée assez naturellement.
Quels sont tes designers italiens préférés ?
J’ai une vénération pour le travail de Bruno Munari, un artiste plasticien italien touche à tout qui était à la fois dessinateur et designer (il a notamment travaillé pour la marque Danese Milano). Ses livres pour enfants sont absolument géniaux. Ensuite, il y a évidemment toute la grande tradition italienne du design industriel, des frères Castiglioni à Franco Albini. Et puisque nous parlons de Venise, citons aussi un peu de contemporain, puisque Luca Nichetto est un designer né à Murano ! Il réussit un très beau parcours aujourd’hui.
Finalement je me rends compte que tous sont italiens ! Ce n’est pas anodin car ma passion pour le design et ma sensibilité artistique sont nées et se sont développées en Italie. Milan est d’ailleurs une ville qui m’inspire beaucoup et dans laquelle je m’imaginerais vivre et travailler.
Tu es un enfant du pays et tu y retournes régulièrement, quel rapport entretiens-tu avec cette ville?
Venise est la ville de mon enfance mais mon rapport avec elle demeure assez conflictuel.
Comme de nombreux jeunes vénitiens expatriés, je suis quelque peu désabusé mais d’un autre côté j’éprouve une affection particulière pour Venise et je finis toujours par mesurer la chance que j’ai d’être là à chacun de mes voyages. J’aime y séjourner quelques jours mais souvent avec ce besoin de repartir pour mieux revenir. L’insularité créé quelque chose de magique et de très étriqué en même temps. Elle façonne indubitablement les mentalités des vénitiens pure souche qui sont parfois un peu suffisants et suspicieux vis-à-vis des « foresti » (entendez tout ce qui vient de l’extérieur, ce qui est au-delà du Ponte della Libertà, reliant Venise à la terre ferme). Financièrement, ils ont pourtant bien besoin du tourisme…
Quelles adresses aimerais-tu partager ?
A quelques enjambées du Campo della Celestia à Castello, un endroit tout simple que j’adore pour une balade hors des sentiers battus : l’Arsenal. J’aime le charme des Tese, ces grands hangars de pierre et de fer crénelés où se construisaientjadis les galères vénitiennes et j’ai un vrai coup de cœur pour la passerelle toujours déserte qui relie les deux embarcadères de vaporetto Bacini et Celestia. On éprouve une légère sensation de vertige et on a l’impression d’être au bout du monde, c’est assez poétique. Lorsque la météo est clémente on peut même apercevoir les Dolomites et ça, ça n’a pas de prix !
Un parcours type ?
Ma casa se situe campo Santa Margherita donc le circuit est forcément très personnel. Je prends mon petit déjeuner chez Tonolo, une pâtisserie culte où toute ma famille se régale avec leurs succulentes meringues. Chez nous, il y a vraiment un avant et un après Tonolo – comme le disait justement la mère d’une très bonne amie de la famille c’est « un benefattore dell’umanità ».
La patisserie Tonolo est un benefattore dell’umanità.
Honnêtement, je m’aventure en ville assez rarement car les hordes de touristes rendent parfois la circulation un peu pénible. Généralement, c’est pour aller chez Dittura, où je fais un carnage de furlane, avec une prédilection pour les couleurs vives quand la disponibilité des tailles le permet. Et je respecte scrupuleusement la règle qui consiste à changer régulièrement le pied droit avec le pied gauche ! Occasionnellement, j’aime retourner au musée de Ca’Rezzonico, notamment pour revoir les saynètes XVIIIème de vie vénitienne peintes par Pietro Longhi, assez amusantes. Pour rester dans le local, je devrais ensuite avaler un tramezzino, par exemple au Caffé rouge du campo Santa Margherita, mais en réalité je préfère fuir un peu la place et m’installer au Chioschetto qui fait des piadine tout aussi bonnes. Ça se trouve le long du canal de la Giudecca, sur les Zattere, probablement le plus bel endroit pour se promener à Venise, en espérant qu’un énorme bateau de croisière ne vienne pas gâcher le plaisir…
À l’opposé, je retourne parfois dans les ruelles calmes de Castello, le quartier de mon enfance. Juste à côté, quand les Giardini de la Biennale sont ouverts, il y a d’ailleurs le pavillon des pays nordiques, signé Sverre Fehn. Encore aujourd’hui, ça reste l’une de mes plus belles émotions d’architecture.
Qu’est-ce que Venise peut offrir d’unique à ses visiteurs ?
J’aime à penser que toutes les ressources de Venise n’ont pas été épuisées jusqu’à la lie. Certaines personnes, courageuses et visionnaires, créent des offres alternatives, novatrices qui donnent un nouveau souffle à la ville. Je pense par exemple à des personnes comme Elena Rizzi, qui n’a pas peur de représenter des créateurs qui viennent d’ailleurs, dans son concept store Ohmyblue.
Le Corbusier disait de Venise, qu’elle est une ville ancienne mais aussi une ville du futur car à échelle humaine. Qu’en penses-tu ?
Grandir à Venise m’a donné un véritable goût pour la découverte des villes par la marche à pied. Je suis un heureux promeneur ! Bien sûr, je comprends la tentation de moderniser la ville et d’en faciliter la circulation, mais on entend parfois parler de solutions un peu saugrenues, à mon sens. Des métros souterrains, des ponts et toutes sortes de transports pour rendre la vie plus pratique… Venise n’a jamais été une ville comme les autres et n’a jamais été conçue pour être spécialement accessible. J’aimerais bien qu’elle reste ainsi car on ne va pas à Venise pour trouver le confort d’une métropole sophistiquée, tout comme on n’irait pas chercher les plaisirs bucoliques en plein Shanghai. Moi j’aime que cette ville garde ses singularités, c’est dans ce charme là que l’on a envie de se perdre, non ?
Partout dans Venise, on pense au déclin de l’Art. Et pourtant de la Biennale jusqu’au magasin Olivetti tout pimpant place Saint-Marc, on sent une véritable effervescence créative. Peux-tu nous livrer ta vision de ce décalage?
C’est peut-être ce paradoxe qui confère à Venise son mystère et son caractère. Cette ville a tendance à se replier sur elle-même et sur son passé. Mais il existe aussi des galeries et des créateurs qui dynamisent la ville, la dynamitent même ! Je pense notamment à Marignana/Arte, Caterina Tognon, Michela Rizzo ou encore Giorgio Mastinu qui cache toujours des merveilles dans son petit espace à côté de Santo Stefano.
Au-delà des temps forts qui rythment la vie vénitienne comme la Biennale, je crois que ce sont surtout les étudiants qui font vibrer la ville. Sans ses universités, en particulier l’IUAV et Ca’Foscari, Venise serait une ville fantôme.
Des installations qui t’ont particulièrement touché lors des dernières Biennale ?
Ce qu’a fait Vervoordt au Palazzo Fortuny reste parmi mes meilleurs souvenirs de Biennale.
Il y en a tellement… Ce n’est pas très original, mais ce qu’a fait Vervoordt au Palazzo Fortuny reste parmi mes meilleurs souvenirs de Biennale. Le lieu est magique, dans son jus, parfait pour aller avec ses multiples casquettes de décorateur, galeriste, fin connaisseur d’art… Ces associations qu’il crée entre les œuvres sont rarement décevantes et Proportio, la dernière exposition, m’a assez marqué. Et puis les Belges ont toujours bon goût !
Parlons de Scarpa, l’architecte et designer originaire de Vénétie.
J’ai l’impression qu’il y a tout un engouement en ce moment autour de Carlo Scarpa et de son architecture. Personnellement, j’avoue que je ne suis pas un spécialiste, mais sa figure est très importante dans toute la Vénétie – il en est d’ailleurs originaire. Ce qu’il y a effectivement de beau dans ses projets, c’est cette finesse dans l’intervention, accompagnée d’une certaine discrétion, au sens noble du terme.
Peux-tu nous guider dans ses pas et nous dire quels lieux te semblent immanquables?
Par chance, on peut découvrir son travail assez facilement à Venise, vu qu’il a beaucoup travaillé sur les restructurations muséales ou publiques en tout cas (Fondation Querini Stampalia, Institut universitaire d’Architecture, Fondation Masieri, Monumento Alla Partigiana). Ailleurs dans la région, il faut absolument voir la tombe pour les Brion à San Vito d’Altivole, non loin de Trévise, ou encore la Gypsothèque Canova à Possagno. Rien d’étonnant à ce que Scarpa ait noué d’étroits rapports de confiance avec ses artisans locaux, souvent excellents. C’est un peu plus loin, mais pour parfaire le tour il faudrait idéalement terminer par Palerme au Palazzo Abatellis à Palerme…
S’il ne fallait parler que d’un seul lieu…
Tous les « scarpiens » vouent un véritable culte pour la Querini Stampalia et son petit jardin attenant, mais l’œuvre qui me touche le plus intimement n’est pas celle-là. Je préfère le Monumento alla Partigiana.
De Scarpa, je suis touché par le Monumento alla Partigiana.
J’aime le côté « drama », limite Radeau de la Méduse, de ce corps de femme alanguie, l’histoire qu’elle nous rappelle en référence à la Résistance des femmes. Cette sculpture en bronze a quelque chose de très prégnant, intense, qui contraste avec la grâce de l’intervention au niveau du socle. Les marées recouvrent et découvrent inlassablement ce corps, jouant à cache-cache avec lui… Il y a ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas, c’est très beau. Et puis on est face à la mer, c’est phénoménal. Tous les bateaux passent un jour par là.
À ce propos, je me dois de saluer en guise de petit hommage personnel l’heureuse initiative de plusieurs associations qui s’y réunissent pour nettoyer la sculpture, régulièrement encombrée de déchets qui s’accumulent à cause des courants.
Tu as co-signé le guide Louis Vuitton sur Venise avec ton père. Raconte-nous cette association familiale.
L’écriture d’un guide sur une ville aussi singulière est un vrai challenge. Heureusement, nous étions deux co-auteurs ! Je me suis immergé durant plusieurs mois au cœur de la ville afin de revivre comme un vénitien. En plein cœur de l’hiver, lorsque la plupart des boutiques sont fermées, la ville dégage quelque chose de fantasmagorique à la fois beau et mélancolique.
La ville dégage en hiver quelque chose de fantasmagorique à la fois beau et mélancolique.
Pas très rigolo – Thomas Mann avait tout compris, en écrivant La Mort à Venise. Rédiger un guide de plus de 200 pages sur une ville de province n’est pas évident car Venise n’est pas une ville comme les autres villes de la collection LV (Tokyo, Paris, New-York…). Elle est régie par ses propres codes et en cela il a parfois été compliqué de respecter la charte, sans oublier que de nombreux commerces continuer à fermer pour laisser la place aux boutiques de souvenirs ou autre. Par exemple, pour les sorties nocturnes nous avions forcément beaucoup moins d’adresses à livrer que pour une ville comme New-York. Ça va sans dire…
Merci Oscar !